Conservatisme, féodalité, système des castes : pour un regard lucide. (3ème Partie et fin)
Conservatisme, féodalité,
système des castes : pour un regard lucide. (3ème Partie et fin)
« Nos vies commencent à finir le jour où nous devenons silencieux à propos des
choses qui comptent ».
Martin Luther King.
« Ceux qui aiment la paix doivent commencer à s’organiser aussi efficacement
que ceux qui aiment la
guerre ».
Martin Luther King
Ainsi donc disais-je à la
fin de la deuxième partie de ma réflexion que l’endogamie est ce qui renforce
le mieux, tout en le pérennisant, le système des castes, ainsi que l’esprit
féodal qui sous-tend son détournement social et politique.
En réalité, la question du mariage est centrale chez les Haalpulaar’en. Elle
est la clé de voûte qui permet de maintenir intactes les deux institutions les
plus conservatrices de notre société : le système des castes et le patriarcat.
Car si le mariage préférentiel est un moyen efficace de contrôle du sang et du rang
(donc de la reproduction de la logique des castes), il est avant tout un moyen
efficace de contrôle de la femme et de sa mobilité dans la société (donc du
maintien du patriarcat dans toute sa rigueur). Et le Haalpulaar’en, quelle que
soit son extraction sociale, est éduqué dans le sens de ce conservatisme séculaire.
Les personnes issues de castes dites inférieures elles-mêmes, qu’elles furent
hommes ou femmes, et quel que soit par ailleurs leur degré d’engagement contre
l’esprit féodal, auront tendance à vouloir maintenir une forme de prépotence
sur la femme, sans forcément faire le lien que je tente d’établir plus haut
avec le patriarcat et avec le système des castes…Les conséquences logiques à
tirer d’un tel combat sont si douloureuses en termes de renonciation à des
parcelles de pouvoir pour l’homme haalpulaar, qu’elles impliquent une grande
rigueur avec soi-même d’abord.
Il n’aura donc pas échappé au lecteur que les injustices que je tente de
dénoncer dans notre société Haalpulaar sont systémiques. Elles se maintiennent
toutes en raison d’une vision globale de l’humain et de sa place parmi ses
semblables. C’est donc une réforme en profondeur de la société qu’il faudrait,
à l’image de celle que nous avons hélas ratée en 1776 avec Ceerno Sileymaani
BAAL et Abdul Kader KAN.
Que les descendants d’Almamys n’y voient aucune insulte, il ne s’agit là que
d’une critique historique des politiques conduites. L’homme qui écrit ces
lignes est lui-même un descendant direct de l’Almamy Moustapha BA de Hoore
Foonde, et n’accepterait aucune insulte à sa mémoire, mais pour rien au monde
ne tiendrait pour sacrée l’action à laquelle son nom est associé. La critique
de notre société, même de ses géniales trouvailles, n’est pas une
déconsidération des anciens, mais leur nécessairement dépassement.
Une fois que l’on a dit tout cela, que nous reste-t-il comme perspectives de
solution? Quelles mesures pour le court-terme, et quelles mesures pour le
long-terme ? Que répondre à ceux qui pensent qu’introduire ce débat est
contre-productif, et aurait pour seul effet d’introduire des divisions dans la société
Haalpulaar légitimement préoccupée par l’oppression qu’elle vit au plan
national ?
Il est évident que la
mentalité populaire que j’ai tenté de décrire tout au long de mon propos ne se combat
pas seulement à coup de décrets et de lois. La détricoter suppose un travail de
longue haleine.
Mais la pire des postures serait que sous ce prétexte, nous ne le commencions
pas dès aujourd’hui.
L’attentisme qui caractérise certaines réactions consistant à sous-traiter au
temps ce qui relève de la responsabilité des hommes contemporains est une
reculade devant l’Histoire. Il n’est pire arrogance que l’appel à la patience
des dominants.
S’il appartient à chacun de prendre ses responsabilités face à l’Histoire, la
responsabilité des cadres et intellectuels Haalpular’en issus de la féodalité
me parait encore davantage engagée que celle des autres.
Car la lutte des dominés elle, va de soi. Mais l’engagement des personnes
issues de la féodalité, dans l’optique de réformer un système qui les
privilégie, est le signe d’une société qui va plutôt bien.
Commençons donc par là. Que chacun rejoigne ce combat nécessaire, au sens de la
nécessité morale et historique, pour se reformer et reformer par là même notre
société. Cela suppose d’abord d’accepter que ce débat est utile, et d’y
apporter sa contribution. Rien n’oblige évidemment d’être d’accord sur tout, la
seule éthique à tenir étant de ne pas s’opposer au principe sacro-saint de
l’égalité des humains.
Parmi les mesures à court-terme pouvant être prises par l’Etat, garant par
ailleurs de l’égalité des
citoyens devant la loi, il y a celle qui consisterait à démocratiser la
question du mariage. La puissance publique devra permettre que des règles
dissuasives découragent ceux qui seraient tentés d’empêcher deux personnes qui
s’aiment, de se marier hors considération de castes. Il faut que ceux qui en
seraient empêchés à ce titre, puissent trouver un moyen de recours judiciaire.
Mais cela suppose naturellement que les lois concernant la condition générale
des femmes évoluent au même rythme ; car les deux questions sont
intrinsèquement liées. Rien de ce point de vue n’est imaginable dans une
société où la femme n’est pas reconnue souveraine dans ses choix. Vous aurez
donc compris la révolution sociale et le courage politique que cela suppose…
Le même effort de démocratisation devra être fait sur la question foncière. Une
réforme générale du foncier consistant dans l’esprit, à remettre les
exploitants agricoles au centre de la propriété est nécessaire. Mais pour cela,
il y a d’abord à renoncer à la politique d’expropriation actuelle qui consiste
à déposséder les communautés villageoises au bénéfice des agro-business men du
système. Et dans le même temps, au sein des communautés villageoises elles-mêmes,
d’entreprendre une opération de réparation des injustices nées du Feccere Fuuta
que nous avons évoquées dans les précédentes parties.
Il y a également à envisager des actions pour le long terme ; tant de la part
de l’Etat et de la société civile, que de la part des simples citoyens que nous
sommes. Du côté de l’Etat, l’éducation nationale, dans une démarche globale de
faire émerger le citoyen de demain, devra faire l’objet d’une réforme de fond.
Pour qu’elle aboutisse à ce que nous souhaitons, cette réforme devra être
largement concertée.
L’émergence de la citoyenneté moderne ne peut se passer de la question de
l’égalité dans toutes ses déclinaisons : égalité des « races », des « castes »,
des genres, etc. Les mécanismes de production des injustices et des
humiliations au sein de nos sociétés doivent être enseignés à nos enfants afin
qu’ils s’en affranchissent. Seule une volonté politique réelle, affranchie de
toute forme d’influence de nature conservatrice, notamment cléricale, peut
conduire à de telles réformes.
Du côté de la société
civile et des citoyens, il s’agit de nourrir courageusement un tel débat dans
les différents médias de la société. Cela passe par tous les acteurs de notre
quotidien (journalistes, artistes, intellectuels, religieux, etc.), et
notamment par une jeunesse subversive, qui ose rêver et bousculer la société
pour tenter de réaliser ses rêves. Une jeunesse qui ne rêve pas de justice
sociale et de révolution est une jeunesse éteinte.
Et c’est peut-être finalement cela, et au-delà de tout, l’enjeu principal de
notre débat de société :
avons-nous encore une jeunesse suffisamment passionnée d’avenir pour ne pas se
résoudre à singer machinalement ses ancêtres qu’elle a le droit d’aimer malgré
tout ? Car comme j’ai pu le dire dès l’entame de mon propos, il est question
dans ce débat de l’avenir de nos jeunes. Comment interpréter dès lors leur
désintérêt manifeste pour cette question qui les concerne au premier plan ?
Quel est notre rôle auprès d’eux afin qu’éclose une conscience de lutte ? Sans
doute un autre débat…
Bocar Oumar BÂ